Combien de fois avons-nous entendu qu’il était important de séparer nos émotions de notre raison, de prendre des décisions à tête reposée et de garder son sang-froid ? Une notion de dualisme entre émotions et raison a longtemps prédominé sur notre façon de penser le monde. Pourtant, envisager nos prises de décisions dissociées de nos émotions relève du fantasme plutôt que de la réalité. Explications avec les recherches en sciences cognitives.
Lien entre émotions et prise de décision : le cas du patient Elliot
Un exemple qui a fortement contribué à notre compréhension des mécanismes de prise de décision est l’étude du patient Elliot par le neurologue Damasio dans les années 1980 et 1990.
Après avoir subi une opération pour enlever une tumeur au cerveau, Elliot a retrouvé des capacités cognitives intactes, mais il était incapable de prendre des décisions. Face à ses tâches journalières, à la maison comme au travail, il était incapable de faire des choix. Plusieurs tests neuropsychologiques ont montré qu’il ne réagissait plus devant des images fortes émotionnellement : il avait perdu sa capacité à éprouver des émotions. La faculté de raisonner d’Elliot était affectée par ce déficit émotionnel : les émotions ont donc un rôle primordial dans le raisonnement et la prise de décision, même lorsqu’il s’agit de décisions mineures [1].
D’autres études ont confirmé que les patients qui ont des lésions au niveau du cortex préfrontal ventro-médian perdent la capacité d’intégrer les émotions dans leur prise de décision. Le processus de prise de décision dépend donc bien des émotions [2].
La théorie de jeu et le jeu de l’ultimatum
D’autres preuves viennent de la théorie de jeu, notamment le jeu de l’ultimatum : un joueur A reçoit une somme d’argent qu’il doit partager avec un joueur B. La consigne du jeu est la suivante : c’est le joueur A qui choisit la somme qu’il souhaite donner au joueur B, mais l’argent n’est débloqué que si le joueur B accepte la somme proposée. Si nous étions des êtres dont la prise de décision s’effectue sur la base de la seule logique, le joueur B accepterait toute somme proposée par le joueur A. La raison veut en effet que toute somme, aussi basse soit-elle, est mieux que 0. Or, lorsqu’une somme est jugée basse par le joueur B, elle est refusée dans plus de 50% des cas [3].
Cette expérience illustre le fait que notre raisonnement est influencé par des éléments contextuels ou subjectifs. Nos décisions sont en effet le fruit d’une analyse d’éléments factuels ; elles sont également influencées par les normes sociales, nos valeurs, nos expériences passées ou opinions.
Les émotions dans la prise de décision
Au travail comme partout, notre journée est rythmée par un flux constant de prises de décision et de choix. Les décisions varient de décisions simples, à faible conséquence (« est-ce que je réponds à cet e-mail maintenant ? »), ou à des décisions complexes, à fortes conséquences (« est-ce que je postule pour ce poste à plus fortes responsabilités ? »). Sans que nous nous en rendions compte, nos décisions sont influencées par nos émotions, à différentes échelles.
Dans un grand nombre de cas, ceci est une bonne chose : par exemple, l’émotion prédomine lorsqu’il s’agit d’une décision rapide, comme une réponse à un danger immédiat, et nous permet de réagir à temps pour nous protéger [4]. Reconnaître les émotions des autres, typiquement lorsqu’un collègue est en détresse, peut nous pousser à proposer notre aide et résoudre des conflits. Lorsqu’il s’agit d’une décision plus complexe nécessitant un temps de réflexion, l’émotion intervient, bien qu’elle ne domine pas forcément.
Par exemple, notre anticipation du regret nous protège de prendre des décisions trop risquées. Les émotions incidentes ont également une grande influence sur nos prises de décision. Si un matin, nous nous réveillons de bonne humeur, les chances que nous prenions des décisions positives et optimistes sont plus élevées. Et inversement.
Privilégier les éléments objectifs dans certaines circonstances
La place de nos émotions devrait parfois être en retrait, par exemple, dans les contextes d’évaluation de tiers, comme les situations de recrutement. Imaginons qu’un·e candidat·e face à moi me rappelle un·e de mes proches, je devrais être en mesure de privilégier des éléments objectifs et tangibles plutôt que ma réponse émotionnelle. Pour cette raison, les outils d’évaluation qui vont favoriser une analyse systématisée des candidat·e·s, un déroulé contrôlé de l’entretien, permettent de diminuer l’impact de certains biais cognitifs [5].
Pendant longtemps, dans la société occidentale, nous avons pensé que pour bien exécuter une tâche, il suffisait d’un bon raisonnement. Or, comme nous l’avons discuté dans cet article, ce n’est pas toujours le cas. Pour bien faire un travail, pour bien effectuer une tâche et parvenir à trouver des solutions, il nous faut des incitations, des motivations, des émotions.
Si « émotion » et « décision » ne peuvent être dissociées, les émotions ne doivent pas être la seule force motrice de nos décisions. Voilà pourquoi il est indispensable de faire en sorte de ne pas se sentir submergé·e par ses émotions, d’apprendre à les réguler, un sujet très important que nous avons abordé dans un précédent article.
Rédigé par Alia Afyouni, docteure en neurosciences cognitives
Références
[1] Damasio, A. R. (1994). Descartes’ Error and the Future of Human Life. Scientific American, 271(4), 144-144.
[2] Bechara, A., Damasio, H., & Damasio, A. R. (2000). Emotion, Decision Making and the Orbitofrontal Cortex. Cerebral cortex, 10(3), 295-307
[3] Lee, D. (2008). Game Theory and Neural Basis of Social Decision Making. Nature Neuroscience, 11(4), 404–409.
[4] Adolphs, R. (2013). The Biology of Fear. Current Biology, 23(2), R79-R93
[5] Whysall, Z. (2018). Cognitive Biases in Recruitment, Selection, and Promotion: The Risk of Subconscious Discrimination. Hidden Inequalities in the Workplace: A Guide to the Current Challenges, Issues and Business Solutions, 215-243.