Avec l’avènement du numérique dans les entreprises, le mode multitâche – la réalisation de plusieurs tâches de façon simultanée – occupe une place importante dans nos journées. Désormais, 100% des collaborateur·rice·s que nous rencontrons déclarent y avoir recours. Pour une grande majorité de ces personnes, le multitâche assurerait un gain de temps et répondrait à l’urgence. Mais qu’en est-il vraiment ? Le multitâche nous permet-il d’être réellement plus productif ? Quels sont ses effets sur les individus et leur activité ? Les recherches en sciences cognitives apportent des réponses vérifiées à ces questions.
Qu’en dit la science ?
Lorsque les priorités s’accumulent, que les sollicitations se multiplient, nous avons bien souvent le réflexe de mener plusieurs actions de front, ceci dans l’idée de gagner du temps. Les données scientifiques sur le sujet révèle pourtant qu’il s’agit là d’une croyance. Que le multitâche n’est aucunement synonyme de performance – au contraire.
Réaliser deux actions simultanément est en réalité plus long que de les réaliser de façon successive [1] et cela provoque également plus d’erreurs. [2] En voulant gagner du temps, on ferait donc moins vite et moins bien. Dès lors, il devient aisé d’imaginer le coût pour les entreprises de cette stratégie doublement perdante.
Face au numérique, notre cerveau dans ses retranchements
Le nombre de sollicitations au travail a augmenté de façon drastique au cours des dernières années. Désormais, un salarié changerait d’activité toutes les trois minutes, avec selon certaines études, une attention soutenue devant une application digitale qui ne serait que de quarante-cinq secondes. [3], [4]
Par ailleurs, nos capacités cognitives n’ont, quant à elles, pas changé drastiquement depuis l’arrivée du numérique. Ainsi, malgré une pratique accrue du multitâche, notre cerveau demeure incapable de maintenir une attention soutenue sur deux informations en même temps.
Pour effectuer deux tâches, comme écouter ce qui se dit lors d’une réunion et répondre à un mail, il est nécessaire de focaliser notre attention sur ces deux éléments. Or, même si nous n’en avons pas conscience, il est bien plus efficace de porter son attention successivement sur chacune de ces tâches, plutôt que de tenter de le faire simultanément.
Bonne pratique : focaliser sur les tâches en alternance
Alterner les tâches à trop grande vitesse n’est pas non plus sans risque. Notre attention est alors contrainte par un phénomène appelé « période réfractaire psychologique ». [5] Lorsque notre attention se porte sur un élément, notre cerveau n’est pas en mesure de se déporter sur un autre élément avant un certain temps. Réaliser deux activités de front n’est donc pas une stratégie cognitive efficace, et il vaut mieux se concentrer sur les tâches par alternance. Toute la subtilité réside alors dans le temps à partir duquel il est pertinent (et efficace) d’alterner.
Augmenter les interruptions et la fréquence de switch d’une tâche à l’autre provoquerait une croissance de la frustration et du niveau de stress au travail. [6] Voilà pourquoi il est recommandé pour notre santé d’adopter de meilleures pratiques de concentration et d’alternance des tâches. Certaines études suggèrent également un impact négatif du multitâche sur notre mémoire et notre attention. Mais la recherche sur ce sujet doit encore avancer pour confirmer ces résultats, notre recul sur l’impact des pratiques numériques sur le fonctionnement de notre cerveau étant encore limité. [7]
Une tendance qui peut être inversée par les organisations
Que l’on s’intéresse à la qualité de vie des collaborateur·rice·s ou aux caractéristiques de leur activité (vitesse et efficience), le constat est le même : il est urgent de réguler la gestion du temps au travail et d’apprendre à chacun·e à maîtriser son attention et sa concentration. Selon les activités, nous pouvons adopter des organisations temporelles différentes afin de pouvoir disposer d’un niveau de ressources cognitives en accord avec les besoins de notre activité.
Cette compétence n’a malheureusement pas trouvé sa place parmi les compétences-clés du début du XXIe siècle citées par le dernier rapport du World Economic Forum. Pourtant, au regard des données scientifiques, il est urgent qu’elle soit enseignée, dans les écoles comme dans les entreprises.
Références
1] H. Pashler, « Pashler, H. (2000). Task switching and multitask performance. To appear in Monsell, S., and Driver, J. (editors). Attention and Performance XVIII: Control of mental processes. Cambridge, MA: MIT Press. Task Switching and Multitask Performance », 2000. Consulté le: 8 juin 2023
[2] N. L. Reinsch Jr., J. W. Turner, et C. H. Tinsley, « Multicommunicating: A practice whose time has come? », Acad. Manage. Rev., vol. 33, p. 391‑403, 2008, doi: 10.2307/20159404.
[3] V. M. González et G. Mark, « “Constant, constant, multi-tasking craziness”: managing multiple working spheres », in Proceedings of the SIGCHI Conference on Human Factors in Computing Systems, New York, NY, USA, avr. 2004, p. 113‑120.
[4] G. Mark, S. Iqbal, M. Czerwinski, P. Johns, A. Sano, et Y. Lutchyn, « Email Duration, Batching and Self-interruption: Patterns of Email Use on Productivity and Stress », mai 2016, p. 1717‑1728.
[5] A. T. Welford, « The “psychological refractory period” and the timing of high-speed performance—a review and a theory », Br. J. Psychol., vol. 43, p. 2‑19, 1952.
[6] G. Mark, D. Gudith, et U. Klocke, « The cost of interrupted work: more speed and stress », in Proceedings of the SIGCHI Conference on Human Factors in Computing Systems, New York, NY, USA, avr. 2008, p. 107‑110.
[7] M. R. Uncapher et A. D. Wagner, « Minds and brains of media multitaskers: Current findings and future directions », PNAS Proc. Natl. Acad. Sci. U. S. Am., vol. 115, p. 9889‑9896, 2018,