Une idée prometteuse… rapidement éteinte
Karim travaille dans une grande entreprise. Lors d’une réunion d’équipe, il propose une amélioration simple, mais efficace du processus de reporting, qui permettrait à chacun·e de gagner du temps. Enthousiaste, il s’attend à un échange constructif avec ses collègues et son manager. Pourtant, après un court silence un peu gêné, ses collègues réagissent avec scepticisme : « Ce genre de modification demande trop de validations », « Ça va compliquer les choses plus qu’autre chose. ». Son manager conclut rapidement : « C’est une bonne idée, Karim, mais on ne va pas se lancer là-dedans maintenant. ». Karim comprend que proposer des nouvelles idées ne fait pas partie du quotidien de cette équipe. Il en conclut que ses collègues et son manager sont fermé·es d’esprit. Il n’en proposera plus.
Karim a-t-il raison ? Comment interpréter ce rejet spontané du manager et de l’équipe ?
De l’inertie organisationnelle aux comportements individuels
Avant de conclure que son équipe manque d’ouverture d’esprit, examinons les réactions de ses collègues. Il·elles justifient leur rejet par la complexité administrative et la lourdeur des procédures. Dans un environnement où les décisions prennent du temps et où chaque nouvelle proposition doit traverser un labyrinthe administratif, les membres de l’équipe savent qu’il est très peu probable qu’un changement survienne.
Cette prise de conscience entraîne progressivement une résignation collective. Face à cette inertie, chacun·e comprend qu’il est inutile de proposer des nouvelles idées, car elles seront noyées dans la bureaucratie. Ainsi, lorsqu’une proposition comme celle de Karim est faite, elle est rapidement rejetée, non pour les qualités intrinsèques de l’idée, mais parce que les membres de l’équipe ont internalisé cette lenteur institutionnelle, et ne croient plus en la possibilité de changement. Non seulement l’inertie organisationnelle entrave l’accomplissement du travail, mais elle imprègne également les individus, qui finissent par intégrer l’idée que le changement est difficile, voire impossible.
Leurs réactions laissent ainsi penser qu’il·elles “sont” fermés d’esprit, tel que le conclut Karim. Or ce n’est pas tant une fermeture d’esprit individuelle qui est en cause, mais plutôt un mécanisme d’adaptation à un environnement perçu comme rigide et imperméable au changement.
Conformisme, statu quo… : les pièges cognitifs qui freinent l’intelligence collective
Peu à peu, cette résignation collective devient une norme implicite : proposer des idées n’est plus perçu comme un levier d’amélioration, mais comme une démarche inutile, voire déplacée. Le rejet des initiatives ne repose alors plus sur une évaluation objective de leur pertinence, mais sur une habitude intériorisée, ancrée dans les modes de fonctionnement de l’équipe.
Or, l’intelligence collective, définie comme la capacité d’un groupe à penser, apprendre et résoudre des problèmes de manière coordonnée en produisant des résultats supérieurs à ceux obtenus individuellement, repose sur l’échange d’idées, la diversité des points de vue, la participation active et la sécurité psychologique. Lorsque la rigidité et le conformisme s’installent, cette intelligence collective s’affaiblit, car les individus cessent de confronter leurs points de vue et d’explorer de nouvelles possibilités.
Ce phénomène est accentué par le biais de conformité sociale, c’est-à-dire la tendance des individus à aligner leurs opinions et comportements sur ceux du groupe, même lorsqu’ils savent que celui-ci a tort. Cette pression sociale, souvent inconsciente, pousse chacun·e à éviter de prendre des positions qui pourraient les marginaliser. Dans le cas de Karim, personne ne veut être le premier à le soutenir, par crainte de s’opposer à l’avis présumé du groupe. Le silence gêné qui suit est un indice de cette dynamique. Quand le manager clôt le débat rapidement, il donne un signal clair : la prise d’initiative n’est pas encouragée. L’équipe s’aligne alors sur cette posture sans forcément remettre en question la validité de l’idée. Cette dynamique ralentit l’introduction de nouvelles idées, renforçant ainsi la rigidité organisationnelle.
Le biais de statu quo entre en jeu également. Ce biais pousse les individus à préférer la stabilité et le maintien des choses telles qu’elles sont, même si elles sont sous-optimales. L’idée de Karim est perçue non pas comme une opportunité, mais comme une prise de risque : « Et si ça ne marche pas ? », « Et si cela génère des erreurs ? ». Plutôt que de changer, l’équipe préfère inconsciemment maintenir ses habitudes, même si elles sont inefficaces.
Comment faire émerger l’intelligence collective en équipe malgré le poids de l’inertie organisationnelle ?
Idéalement, on aimerait repenser en profondeur le fonctionnement de l’organisation en allégeant les procédures et en fluidifiant la prise de décision. Si faire remonter aux directions les freins imposés par cette inertie est essentiel, les managers et leurs équipes ont aussi un rôle clé à jouer. En adoptant des pratiques plus dynamiques, il·elles peuvent progressivement briser la culture de résignation collective et insuffler un nouvel élan, créant ainsi une pression constructive pour faire évoluer la culture de l’organisation et les modes de fonctionnement. Voici quelques leviers d’action :
- Valoriser les contributions et les prises d’initiatives : Mettre en lumière les initiatives, qu’elles aboutissent ou non. Un simple retour comme « Cette idée a été explorée, voici ce que nous en avons appris » est préférable à un rejet immédiat. ****
- Evaluer la faisabilité d’une idée dans un second temps : pour contourner le rejet automatique lié à l’inertie organisationnelle, instaurer des moments dédiés à l’échange d’idées où les propositions ne sont pas immédiatement évaluées en termes de faisabilité. Cela permet de laisser la place à la créativité et peu à peu, normaliser l’expression d’idées.
- Briser le biais de statu quo en challengeant les habitudes : proposer des rituels qui amènent à questionner les pratiques. Par exemple, des REX où l’équipe est invitée à identifier une procédure inefficace, ou un projet qui s’est mal passé et à proposer des alternatives, permettent de combattre l’ancrage dans le statu quo.
L’histoire de Karim et son équipe montre que l’inertie organisationnelle ne se limite pas à freiner la réalisation du travail : elle imprègne en profondeur la culture des équipes, influençant leurs dynamiques collectives et leur rapport à l’innovation. Pour contrer ses effets négatifs, il est crucial de modifier les normes implicites et de créer des espaces où la proposition d’idées devient non seulement acceptée, mais encouragée. À travers des pratiques adaptées, les équipes peuvent progressivement transformer leur culture interne et, à terme, influencer l’organisation elle-même vers plus de souplesse et d’ouverture à la créativité.