Un conflit entre collègues… ou un problème plus profond ?
Léa et Thomas travaillent dans la même entreprise depuis plusieurs années. Récemment, leur relation s’est détériorée : Léa accuse Thomas d’être constamment sur son dos et de ne pas respecter son travail, tandis que Thomas reproche à Léa un manque de rigueur et une certaine passivité dans les projets communs. Les tensions sont palpables, et leur manager peine à apaiser la situation. Tout laisse penser que Léa et Thomas ne sont plus faits pour travailler ensemble. Leur manager savait qu’il·elles étaient différent·es, mais leur différence lui semble avoir pris le dessus au point de se transformer en incompatibilité de personnalités…
Cette conclusion n’est-elle pas un peu hâtive ?
Quand l’incertitude liée à l’organisation du travail active les biais cognitifs
En observant la situation de plus près, une autre explication se profile : les responsabilités de Léa et Thomas ne semblent pas être clairement définies. Leurs missions se chevauchent, chacun pensant que certaines tâches incombent à l’autre. Ce manque de clarté crée des attentes implicites que ni Léa, ni Thomas ne partagent et entraîne ainsi des frustrations mutuelles. Ce qui ressemblait au départ à un problème de compatibilité entre deux personnes semble, en réalité, être un problème organisationnel.
En effet, l’environnement dans lequel l’être humain évolue impacte significativement la manière dont le cerveau réagit. Les biais cognitifs sont des raccourcis mentaux que notre cerveau utilise pour traiter rapidement l’information et prendre des décisions. Si ces mécanismes sont très utiles pour évoluer dans des environnements complexes, ils peuvent, dans certaines situations, être sources d’erreurs et de jugements erronés. Or, dans un contexte d’incertitude, tel que celui d’un environnement où les responsabilités sont floues, notre cerveau se repose davantage sur ces biais cognitifs qui peuvent nuire in fine à la qualité des relations au travail.
Par exemple, nous avons spontanément tendance à attribuer les comportements des autres à des causes internes, telles que leurs traits de personnalité ou leur motivation, plutôt qu’à des causes externes, telles que la situation ou l’environnement : c’est l’erreur fondamentale d’attribution. Ainsi, Léa perçoit Thomas comme intrusif et contrôlant, tandis que Thomas voit Léa comme négligente. Mais en réalité, l’absence de définition claire de leurs responsabilités et périmètres les poussent à adopter ces comportements : Thomas compense l’incertitude en vérifiant constamment le travail de Léa, qui de son côté hésite à prendre des initiatives par peur d’outrepasser ses prérogatives.
C’est ainsi que la spirale négative se met en marche. Le biais de confirmation, par exemple, va ensuite pousser Thomas et Léa à privilégier et mémoriser les informations qui confortent leurs hypothèses pré-existantes : une fois que Léa et Thomas ont catégorisé l’autre comme « source du problème », il·elles interprètent chaque interaction à travers ce prisme. Si Thomas pose une question sur une tâche en cours, Léa y voit une tentative de micro-gestion ; si Léa prend du temps avant de répondre à un mail, Thomas y voit une preuve supplémentaire de son manque de rigueur. Ce biais renforce leurs perceptions mutuelles initiales et rend la situation de plus en plus tendue. Cet effet va être d’autant plus renforcé par la charge cognitive qu’implique l’incertitude sur les rôles et responsabilités : Léa et Thomas doivent constamment recalibrer leur façon de travailler ensemble. Qui doit prendre la décision finale ? Qui doit informer qui ? Ce flou crée une surcharge cognitive qui génère du stress, rendant les individus plus réactif·ves et moins tolérant·es aux petites frustrations du quotidien.
Le flou organisationnel, un amplificateur invisible des conflits
Si Léa et Thomas avaient des responsabilités et des périmètres distincts et bien définis, ces tensions n’auraient sans doute pas émergées. Leur frustration vient non pas de qui il·elles sont, mais des ambiguïtés qui les forcent à négocier en permanence leurs tâches et responsabilités.
Sans cadre clair, chacun développe sa propre interprétation de ce qui doit être fait et par qui. Léa et Thomas travaillent donc avec des attentes implicites non alignées, ce qui est source de déceptions et de tensions. De plus, quand les rôles sont flous, la communication devient plus compliquée. Chaque discussion devient une négociation implicite sur le territoire de chacun·e, ce qui rend les échanges plus tendus et potentiellement conflictuels. Plus les tensions grandissent, plus les opinions se rigidifient, et plus chacun·e se renferme dans son interprétation négative de l’autre. On comprend alors comment ce type de dynamique peut mener à des conflits durables, voire à des ruptures de collaboration entre deux personnes, mais également à l’échelle de l’équipe. En effet, les malentendus liés aux rôles et responsabilités ne restent généralement pas isolés. Avec le temps, des tensions au départ mineures, peuvent se renforcer, et laisser apparaitre des “clivages” entre les membres de l’équipe, entre les services ou même entre les différents niveaux hiérarchiques. Les mécanismes de catégorisation sociale (eux vs nous) et de stéréotypes (eux ne font pas leur travail vs nous le faisons correctement) se mettent alors en place, renforçant d’autant plus ces clivages.
Comment désamorcer ces tensions à la source ?
Si l’origine des tensions entre collègues provient du manque de clarté sur les rôles et responsabilités, alors la solution n’est pas de travailler sur la relation interpersonnelle, mais plutôt sur la structure qui les encadre. Voici quelques leviers concrets :
- Clarifier les rôles et responsabilités : Définir précisément qui est responsable de quoi permet d’éviter les chevauchements et d’éliminer les sources d’incertitude.
- Aligner les attentes dès le départ : Un travail explicite sur la répartition des tâches et les modes de collaboration évite les interprétations divergentes.
- Utiliser des outils de suivi et de communication clairs : Tableaux de responsabilités, chartes d’équipe et autres outils de coordination permettent de structurer les échanges et d’éviter les malentendus.
L’histoire de Léa et Thomas illustre comment des conflits perçus comme interpersonnels sont souvent des symptômes d’un dysfonctionnement organisationnel. En développant des contextes de travail clairs et transparents, on met en place les conditions permettant aux individus d’adopter des comportements relationnels sereins, et in fine de faciliter la collaboration.
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