Une équipe productive… qui se délite progressivement
Imaginons une équipe de travail composée de cinq consultant·es (Sofia, Laurent, Kevin, Claire et Marc). L’équipe fonctionne en bonne intelligence, chaque membre partageant ses connaissances et s’entraidant spontanément. Un jour, la direction annonce une refonte du système de primes : désormais, les bonus ne seront plus attribués sur la base des résultats collectifs, mais en fonction des performances individuelles, afin de renforcer la motivation des salarié·es. Au début, rien ne semble changer. Mais progressivement, l’ambiance se transforme. Laurent, qui organisait des réunions informelles pour partager des bonnes pratiques, les annule discrètement. Claire, toujours prête à relire les livrables de ses collègues, hésite désormais. Kevin, de son côté, remarque que lorsqu’il demande de l’aide, les réponses deviennent plus vagues, moins précises. Sofia et Marc s’adaptent rapidement aux nouvelles règles et se concentrent sur leurs propres résultats.
Quelques mois plus tard, quelque chose a changé. Les pauses-cafés sont moins animées, les échanges plus stratégiques, les non-dits plus nombreux. L’équipe, autrefois soudée, se délite, avec une juxtaposition d’individus focalisés sur leur propre trajectoire. Et ironie du sort, la productivité collective ne s’améliore pas…
Quand la compétition érode le capital social
Ce glissement ne relève pas d’un simple changement d’attitude individuelle, mais d’un phénomène bien plus profond : les incitations compétitives modifient notre manière de percevoir nos collègues et redéfinissent en profondeur nos dynamiques de travail. Un environnement compétitif renforce notamment le phénomène de comparaison sociale, c’est-à-dire la tendance des individus à s’évaluer en fonction des autres plutôt que selon des critères absolus. Cette comparaison crée un climat au sein duquel chacun·e se sent en permanence évalué·e. Laurent, autrefois généreux dans le partage d’informations, commence à redouter que ses bonnes pratiques bénéficient davantage aux autres qu’à lui-même. Claire, qui trouvait du sens dans l’entraide, ressent désormais une tension : aider Kevin pourrait signifier avoir moins de temps pour son propre travail. Chacun·e devient plus attentif·ve aux réussites et aux échecs des autres, non plus dans une logique d’amélioration collective, mais de positionnement individuel.
Le capital social de l’équipe, c’est-à-dire la quantité et la qualité des ressources sociales que l’on puise dans des relations de confiance et d’entraide qui permettent une collaboration efficace, s’en trouve alors altéré. La confiance interpersonnelle diminue petit à petit : on remet peu à peu ****en question la sincérité des échanges. Par exemple, Kevin, qui demande un conseil à Claire, peut se demander si elle lui donne une information complète ou si elle en retient une partie pour conserver son avantage. Cette incertitude altère la spontanéité des interactions et installe une forme de prudence dans la relation. Les échanges informels se raréfient : le capital social ne se construit pas uniquement à travers des tâches professionnelles, mais aussi à travers des moments informels comme les pauses-café, les repas entre collègues ou les discussions en dehors du cadre strict du travail. Lorsque la compétition devient le moteur principal de la reconnaissance, ces moments tendent à se réduire, car ils sont perçus comme moins stratégiques ou pertinents, et donc comme une perte de temps. Là où on prenait le temps de mieux se connaitre, de partager ses difficultés, de s’entraider, afin de maintenir et développer le capital social dans l’équipe, ces espaces se vident peu à peu, laissant place à des discussions plus stratégiques et moins authentiques.
Dans un environnement de travail coopératif, l’entraide fonctionne généralement selon un principe de réciprocité implicite : en aidant un·e collègue aujourd’hui, on peut s’attendre à recevoir du soutien en retour demain. Or, lorsqu’un classement introduit une logique de compétition, ce mécanisme se grippe et réduit les comportements de réciprocité : Claire peut hésiter à apporter son aide, non seulement parce qu’elle craint de perdre un avantage, mais aussi parce qu’elle doute que ses collègues lui rendent la pareille dans un tel climat. Résultat : les échanges deviennent plus opportunistes, voire disparaissent progressivement.
Un cercle vicieux qui alimente la fragmentation du groupe
Un autre biais cognitif, l’attribution hostile, s’ajoute à cette dynamique. Ce biais se traduit par le fait d’attribuer à autrui des intentions malveillantes même si l’intention est ambiguë ou neutre. Par exemple, si Laurent met plus de temps que d’habitude pour répondre à une demande par mail que Sofia lui a faite, elle peut être tentée de penser que Laurent le fait volontairement si le climat est à la méfiance. Cette attribution hostile peut accroître la distance entre les membres de l’équipe, exacerbant encore la fragmentation du groupe.
L’ensemble de ces mécanismes conduisent petit à petit à un affaiblissement du sentiment d’appartenance, c’est-à-dire du besoin fondamental de l’être humain de s’affilier à un groupe. De ce qui contribuait au maintien du sentiment d’appartenance commun à l’équipe, tel que les valeurs, le soutien mutuel, les activités communes, etc., il ne reste plus que les activités. On ne se définit plus vraiment en tant qu’équipe, mais en tant qu’individus. Sofia et Marc, qui se positionnent dans les meilleur·es, peuvent inconsciemment augmenter la distance sociale avec les autres membres, tandis que Laurent et Kevin peuvent développer un sentiment d’injustice ou de résignation, contribuant ainsi à la fragmentation du groupe.
Lorsque le capital social se détériore, l’individualisme se renforce, ce qui alimente un cercle vicieux. La méfiance initiale conduit à une réduction des comportements coopératifs, ce qui affaiblit encore davantage la confiance, et ainsi de suite. Les membres de l’équipe ne se rendent pas forcément compte que ce processus est en cours : chacun·e agit en réaction aux nouvelles règles, sans voir qu’il·elle participe lui·elle-même à la transformation du climat d’équipe.
Ce phénomène est particulièrement préoccupant car, au-delà de la détérioration des relations humaines, il finit par impacter l’efficacité collective. Une équipe qui perd son capital social devient moins efficace dans la gestion des projets complexes, dans la résolution des problèmes et dans l’innovation, car elle ne bénéficie plus des synergies qui naissent dans un environnement collaboratif.
Comment rétablir un équilibre ?
Un environnement compétitif peut renforcer la comparaison sociale et entraîner peu à peu l’érosion du capital social et de l’esprit d’équipe, pourtant indispensables au bien être, à la fluidité et à l’efficacité du groupe. Pour éviter cela, voici quelques leviers d’action qui peuvent être adoptés :
- Renoncer aux indicateurs de performance individuels au profit d’indicateurs collectifs afin de fédérer le collectif autour de la coopération.
- Rendre visible les contributions au collectif : Mettre en avant les contributions à la réussite globale de l’équipe renforce les comportements d’entraide.
- Développer une culture du feedback : Apprendre à faire des feedbacks et les encourager au sein de l’équipe afin de soutenir une communication transparente et sans ambiguïté.
- Organiser des événements d’équipe : Des moments informels comme des team-buildings ou des déjeuners mensuels permettent de mieux se connaitre et renforcent le sentiment d’appartenance et la cohésion.
En développent un environnement axé sur la coopération, la reconnaissance et le soutien mutuel, on favorise un environnement où, non seulement le bien être individuel est respecté, mais aussi, on renforce l’efficacité collective. Finalement, miser sur la compétition pour développer la motivation est un pari risqué…
Retrouver l’ensemble de notre série d’article sur la motivation au travail en suivant ce lien.