Pour mieux comprendre notre sujet, projetons-nous dans les années 70. Les chercheur·e·s spécialistes des cognitions sociales s’intéressent alors activement à la question des discriminations. À cette époque, la majorité des études portent sur les discriminations dites « intentionnelles » : celles dont l’intention de l’émetteur·rice est de blesser ou rabaisser une personne du fait de son appartenance à un groupe social [1]. Un exemple : un·e candidat·e qui non seulement n’est pas recruté·e au motif qu’il·elle est en situation de handicap mais se voit explicitement signifier le motif de son insuccès.
Au fil des années, les mœurs évoluent, et avec elles les lois et les normes sociétales contre la discrimination. Mais le problème se déplace. Dans les années 2000, les chercheur·e·s constatent une diminution des discriminations intentionnelles au profit des discriminations subtiles. Plutôt que de mettre frontalement en cause la situation de handicap, on préfère désormais dire à la personne concernée qu’elle n’est pas compétente pour le poste.
En quoi quanlifier nos biais d’inconscients est discutable
Pour investiguer les discriminations subtiles, les chercheur·e·s ont développé des outils permettant de mesurer les biais implicites. Vous l’aurez peut-être remarqué, mais c’est bien le terme « implicite » (et non le terme « inconscient ») qui est utilisé par les chercheur·e·s spécialistes de la question. Bien qu’il soit également très discuté entre expert·e·s [3], ce terme renvoie généralement à la manière de mesurer les biais, c’est-à-dire de manière indirecte, détournée, par opposition à des mesures plus directes, qui demandent explicitement aux participant·e·s leur opinion.
Qualifier nos biais d’« inconscients » pose problème sur plusieurs points. Souvent confondu avec la notion d’automaticité (quelque chose qu’on ferait malgré soi, de manière automatique), « inconscient » renvoie alors à l’idée d’un phénomène peu coûteux en termes de ressources, non intentionnel et incontrôlable [3].
Le fait que les biais puissent se déclencher de manière involontaire n’implique pas qu’ils soient nécessairement inconscients. Imaginons que vous fassiez refaire votre salle de bains ; peut-être vous attendrez vous à voir arriver un plombier plutôt qu’une plombière. Votre pensée est consciente alors même que ce biais n’est pas volontaire.
Il peut être difficile de ne pas faire l’amalgame entre le déclenchement de ces biais (je m’attends à voir un homme en tant que plombier) et leur manifestation (je manifeste ma surprise par mon expression ou par une remarque). Pourtant, réaliser cette distinction est fondamental. Si les biais se déclenchent de manière involontaire, nous pouvons éviter leur influence sur nos jugements et nos comportements. Et ça, ça change tout.
Revenons à notre exemple. On sonne, vous constatez que le plombier est une plombière, vous ravalez votre surprise, vous ne voulez pas la mettre mal à l’aise. Par choix, et donc en conscience, vous avez privilégié un rapport cordial, respectueux, plutôt que de laisser le biais s’exprimer [4].
Vigilance, déconstruction et biais cognitifs
Si nous avons tous des stéréotypes, en prendre conscience et les garder pour soi plutôt que de risquer d’être offensant est donc possible. Mais que faire quand on a pris conscience d’un biais ? Tout d’abord, avec cette connaissance de soi, vous serez en mesure d’aborder en vigilance les interactions avec les individus issus de groupes envers lesquels vous avez développé des biais. Aller à la rencontre des membres issus de groupes sociaux différents du sien reste le meilleur moyen de déconstruire ses stéréotypes. Autre point de déconstruction : rencontrez l’individu qui se cache derrière son groupe d’appartenance. De cette manière, vous déconstruirez vos propres stéréotypes, vous réduirez vos appréhensions et faciliterez les interactions à venir.
Biais involontaires plutôt que biais inconscients
Les biais peuvent bien sûr être « inconscients », lorsque nous n’en connaissons pas l’existence, que nous sommes fatigué·e·s ou lorsque nous manquons de temps, etc. Mais l’aspect inconscient n’est pas une caractéristique intrinsèque de ces biais. Patricia Devine et William Cox, deux chercheur·e·s de l’université du Wisconsin, proposent de parler de biais « involontaires » par opposition aux discriminations « intentionnelles » citées plus haut [5]. Cet adjectif met en avant le fait que ces biais se manifestent sans intention de blesser l’autre (même si, in fine, ils peuvent blesser et c’est pour cela qu’il est important d’agir dessus), et transmet un message plus orienté vers la réparation.
Enfin, attention de ne pas faire reposer toutes les discriminations en entreprises sur ces biais involontaires. Sous couvert de biais involontaires, certaines entreprises ou collaborateur·rice·s laissent perdurer des discriminations alors même que celles-ci sont clairement intentionnelles. Et c’est bien là toute la difficulté des discriminations subtiles : savoir identifier si elles sont émises intentionnellement ou pas.
Rédigé par Benoîte Aubé, docteure en cognition sociale
[1] Greenwald, A. G., Dasgupta, N., Dovidio, J. F., Kang, J., Moss-Racusin, C. A., & Teachman, B. A. (2022). Implicit-Bias Remedies: Treating Discriminatory Bias as a Public-Health Problem. Psychological Science in the Public Interest, 23(1), 7-40.
[2] Greenwald, A. G., McGhee, D. E., & Schwartz, J. L. (1998). Measuring Individual Differences in Implicit Cognition: the Implicit Association Test. Journal of Personality and Social Psychology, 74(6), 1464.
[3] Moors, A. (2016). Automaticity: Componential, Causal, and Mechanistic Explanations. Annual Review of Psychology, 67, 263-287. 10.1146/annurev-psych-122414-033550
[4] Dunton, B. C., & Fazio, R. H. (1997). An Individual Difference Measure of Motivation to Control Prejudiced Reactions. Personality and Social Psychology Bulletin, 23(3), 316-326.
[5] Cox, W. T., Devine, P. G., Cox, W., & Devine, P. (2022). Changing Implicit bias vs Empowering People to Address the Personal Dilemma of Unintentional Bias. The Cambridge Handbook of Implicit Bias and Racism.